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Les pratiques somatiques en entreprise : dynamique en action

Dernière mise à jour : 24 févr. 2023

Les pratiques, comme le Pilates, le yoga, le Feldenkrais ou la Technique Alexander, invitent à mieux prendre conscience de son corps, de ses rapports avec notre esprit. Elles sont un moyen d’améliorer nos relations aux autres et à notre environnement de travail. Au-delà d’un phénomène de mode, Erika Réault nous explique le rôle de ces pratiques pour le bien-être et la santé au travail.


Quel bien-être ?


Récemment quelques ouvrages ont voulu démontrer que les courants promouvant le bien-être en entreprise étaient peut-être la dernière technique taylorienne. Après avoir essayé toutes les tactiques de management, tous les modes d’organisation, du management par objectifs au management participatif, les directions se disent qu’en se focalisant sur les acteurs et en les amenant à être plus heureux, ça les amènera à être plus individualistes.

En poursuivant leur bonheur personnel, les individus ne s’engageront plus dans des conflits collectifs, que l’on veut éviter. Ce serait ainsi la dernière tactique pour discipliner l’entreprise, et éviter que les gens s’allient contre le mode de travail.


Afin d’éviter un procès d’intention, il faudrait plutôt souligner que la maladresse risque parfois de faire passer à côté de l’essentiel. Cela pose la question de l’intention des managers lorsqu’ils décident de mettre en place une activité en vue de développer le bien-être au travail. S’agit-il d’une activité ponctuelle, coupée de vrais besoins des employés, instaurée pour simplement les amuser ? Ou s’agit-il d’une démarche plus profonde qui participe de manière concrète à la qualité de la vie au travail (QVT) ?


Bien entendu les pratiques somatiques, de la même manière que les activités physiques en entreprise, ne répondent qu’à certains aspects de la qualité de vie au travail, qui recouvre de nombreux leviers : conditions de travail, environnement, sécurité, santé, formation et évolution professionnelle. Les pratiques somatiques agissent spécifiquement sur la prévention santé (prévention de troubles musculosquelettiques, gestion de stress, concentration, équilibre vie privée et professionnelle, meilleure connaissance de son corps et de ses émotions...).


D’autre part, peut-on dire "qu’en se focalisant sur les acteurs et en les amenant à être plus heureux, ça les amènera à être plus individualistes" ? Cela dépend du sens que nous donnons au bonheur. Désormais, nous sommes de plus en plus conscients qu’un bonheur individualiste, égocentrique ne permet pas de répondre par exemple aux enjeux climatiques. Une fois de plus, les pratiques somatiques, comme n’importe quel outil, sont au service du sens que nous donnons au bonheur, à notre vie.


Si le bien-être n’est pris que comme un produit à consommer, on passe à côté des pratiques somatiques, c’est-à-dire des pratiques qui apprennent à apprendre. La personne devient acteur de son propre apprentissage.


Plutôt que de parler de développement personnel, il s’agit plus d’une prise de conscience de notre corps et de ce que nous sommes. Ce sont des pratiques qui aident la personne à clarifier sa position, à mieux comprendre son comportement, et par là même ses interactions avec les autres et l’entreprise.


Pratiques somatiques et psychologie


Mais le marché du coaching individuel propose de nombreuses techniques comme la PNL, l’analyse transactionnelle, etc. Quelles sont les particularités, les avantages des pratiques corporelles et somatiques, d’auto-connaissance ? Sont-elles complémentaires à ces autres techniques ?


Le terme "somatique" a été utilisé dans les années soixante-dix par le philosophe Thomas Hanna pour désigner un ensemble de pratiques souvent nommées "pratiques corporelles douces", qui proposent des apprentissages du mouvement et de l’action où le rôle central de la perception (du sentir, de la sensation, de la "prise de conscience", etc.) est souligné.


Actuellement, il existe différentes méthodes comme le Feldenkrais, la Technique Alexander, le Rolfing, le Body Mind Centering, etc. Chacune à sa spécificité, mais on trouvera dans chaque pratique quatre principes communs : le lien entre le corps et l’esprit. Le corps ici est pensé comme un ensemble indivisible, singulier, relié à l’intérieur de lui-même, à l’environnement, à la temporalité et aux autres. Les relations comptent autant, voire plus, que les parties.


Grâce au développement de nos perceptions, nous devenons plus conscients de notre corps. Celui-ci est traité comme un microcosme, un écosystème complexe, de la même manière que le monde extérieur. Nous prenons conscience grâce à ces méthodes que la frontière entre notre corps, la peau, et l’environnement est très perméable. Par ailleurs, plus nous sommes connectés à nos sensations, plus nous sommes encrés à la terre, à sa gravité, au poids du corps et étonnamment à sa légèreté, car cette conscience nous invite à utiliser encore plus nos appuis au sol, ce qui va faciliter le mouvement.


Le monde occidental fait fortement la distinction entre l’intellect et le corps. Depuis Descartes, la tête a été coupée de son corps. Les pratiques somatiques sont nées en réaction à cette coupure corps-tête, et cherchent à les réconcilier. On ne peut pas être complètement intellect ou complètement corporel, il y a un va-et-vient permanent : des sensations, des émotions et des pensées.


En concevant le corps comme un ensemble indivisible de corporéité physique, sensible, mental, inséparable de ses milieux, les pratiques somatiques nous rendent capables de retrouver des connexions que la vie moderne a souvent rompues. C’est ainsi que l’on parle d’intelligence somatique.


Le somatique est impliqué, mais le psychologique aussi. Et le psychologique va aborder la personne sous d’autres angles. Comment s’articulent l’approche psychologique, qui va chercher les causes des dysfonctionnements, et l’approche somatique? Y a-t-il une part de psychologie dans les pratiques somatiques, alors que chez les psychologues et psychiatres, il n’y a pas de pratiques somatiques ?


Les pratiques somatiques ne sont pas dans l’analyse psychologique, elles ne travaillent qu’à partir du corps, des sensations que l’on peut recueillir du corps. Ces sensations vont générer des émotions, des interprétations de la part de la personne, donc la partie psychologique peut apparaître ici. Mais cela reste cantonné à ce champ d’exploration.


A la base ces méthodes ne recherchent pas à interpréter un comportement ou à résoudre un problème psychologique. Elles se focalisent avant tout sur le corps. Cependant ces pratiques peuvent se lier à une méthode thérapeutique, de l’esthétique (les artistes y ont régulièrement recours) ou encore du développement personnel. Les applications sont multiples. En ce qui concerne la thérapie, cela implique que les praticiens en pratiques somatiques aient en plus une formation en science de la psychologie.


Au cours d’une séance, on constate que des réactions psychologiques peuvent surgir pendant un mouvement. Pour éviter des débordements, des ressentis désagréables ou des douleurs que pourrait ressentir la personne, on reste volontairement dans une zone de confort. On crée un espace sécurisant pour la personne, un espace où elle n’aura pas froid par exemple. On proposera également des mouvements adaptés à la personne, à ses limites et qui ne sont pas évidemment source de douleur. Et si elle est gênée, on fera tout pour qu’elle retrouve cette zone de confort. Ensuite, elle décidera à quel moment elle peut aller plus loin dans l’expérimentation corporelle.


Le rapport entre le praticien et le pratiquant est d’égal à égal, il n’y a pas de rapport hiérarchique. Il n’y a pas un qui sait plus que l’autre. Il s’agit ici d’échange, d’un vrai dialogue. Le praticien doit rester humble dans sa fonction. C’est-à-dire qu’il doit être un outil qui permet à la personne, d’une manière autonome, de trouver son propre chemin.


Mais la relation au corps vient de l’histoire des gens, de leur petite enfance, leur histoire personnelle... Quand on essaye de rendre les gens plus à l’aise dans leurs relations corporelles, on peut en rencontrer qui ont des difficultés avec ces relations du fait de leur propre histoire, de leur propre psychologie...


Dans le cas de dépression, de grande tristesse, les séances peuvent être individuelles, et il est conseillé d’aller consulter un professionnel de la psychologie.


Ce n’est pas du rôle du praticien somatique de l’aider dans le cas d’un problème psychologique. Parfois, ça réveille des émotions très fortes ou des souffrances, et il faut se maintenir dans les limites de la méthode. Par exemple, un de mes professeurs a eu une personne qui à la fin des séances de Feldenkrais collectives pleurait fréquemment. Ils ont discuté ensemble pour comprendre les causes de ce problème. Cette personne savait que cette réaction était plus forte qu’elle. Comme elle voulait continuer les séances, ils ont décidé de continuer et si cela était trop gênant pour elle et le groupe, elle pouvait à tout moment faire une pause ou partir. Le praticien rassemble les conditions pour que tout se passe bien. Si une personne sent que ça ne va pas bien, elle peut arrêter tout de suite.


En Feldenkrais, on travaille aussi l’image de soi


L’image que j’ai de mon corps détermine ma manière de bouger, comment je me présente au monde. Ce n’est pas seulement l’image sociale, celle que nous renvoient les autres ou que nous voulons renvoyer aux autres. Mais il s’agit surtout pour la méthode Feldenkrais, de l’image cérébrale de notre corps. On travaille ici avec l’image de soi de la personne qui est le résultat de son parcours personnel, culturel et/ou professionnel, puis grâce à la pratique, nous cherchons à développer une image de soi plus riche, moins rigide capable de se métamorphoser.


Pendant une séance de Feldenkrais, nous pouvons travailler sur l’image que nous avons de nos orteils. Très souvent ignorés dans nos sociétés actuelles tout au fond de nos chaussures. Surtout le troisième orteil, nous avons du mal à nous le représenter, à le sentir à travers nos sens internes, à le localiser les yeux fermés. Par différents gestes, nous créons plusieurs connexions avec cette partie du corps et le cerveau. Nous créons au fur et à mesure une image plus complète du pied. C’est un travail des sensations qui va nous permettre de mieux bouger les pieds, les orteils, lorsque nous sommes debout, de sentir leurs appuis au contact du sol, d’être dans un équilibre dynamique permettant de nous adapter à tout type de sol, à toute circonstance.


Le terme "Pleine conscience", lui aussi à la mode, comment s’articule-t-il avec votre pratique ?


C’est l’ici et maintenant, c’est notre capacité de créer des connexions avec notre corps et le monde extérieur sans être dans l’interprétation. C’est être conscient de notre manière tout simplement (ce qui parfois n’est pas du tout facile) de respirer, de s’asseoir, d’être là, dans le présent...


Sans avoir la "pleine conscience", ni la conscience détaillée de son corps, peut-on être heureux ?


Il y a des fumeurs qui ont vécu heureux. S’ils n’avaient pas fumé, auraient-ils vécu plus longtemps et en meilleure santé ? Probablement. On peut évidemment vivre heureux sans tout ça, mais on peut vivre plus longtemps et dans de meilleures conditions grâce à ça.


Les méthodes somatiques sont employées de plus en plus pour les personnes âgées comme moyens non médicamenteux pour prolonger l’autonomie, l’amplitude du mouvement. Au lieu de prendre des anti- inflammatoires, il vaut mieux suivre ce genre de pratiques. Elles permettent aux personnes d’être autonomes et de s’adapter, et ainsi elles gagnent en liberté.


Certes, mais la danse, la gymnastique, la pratique régulière d’un sport peuvent apporter les mêmes résultats, le même bonheur, la même autonomie, limite, régulation... Qu’est-ce qui est le déclencheur de faire le tour complet, de suivre des pratiques somatiques, ou de faire le tour partiel.


Ça dépend de chacun, un jogging peut suffire, la danse peut suffire. J’ai la forte conviction que les pratiques somatiques nous apportent la capacité à être à l’écoute de sensations nouvelles, ce sont d’autres manières d’accéder au monde et de le comprendre, par les perceptions. Elles nous connectent au monde, nous donnent de nouvelles informations, et peut-être de nouveaux savoirs. Elles nous permettent de sortir de nos habitudes...


RELATION DE SOI ET L'ENFANT EN SOI


Dans les pratiques somatiques, il y a l’idée de revenir aux fondamentaux du corps, à ses bases, l’idée aussi de revenir à l’enfance. Mais n’est-ce pas occulter des aspects constructifs du corps qui se font au cours de son histoire, son évolution ?


Dans la méthode Body Mind-Centering (BMC), il y a toute une pratique fondée sur le développement de l’enfant, son évolution pendant la petite enfance. On fait des expérimentations en se centrant sur le poids du corps et le regard qui vont être ici le moteur du mouvement. On s’inspire des schèmes sensori-moteurs afin de recréer le processus des premières années, sans s’infantiliser, mais en se glissant dans la peau d’un bébé. Ces expérimentations nous ouvrent à d’autres possibles.


Le cerveau de l’enfant, la neuroplasticité


Dans un entretien (1), Bonnie Bainbridge Cohen, fondatrice de l’École de Body-Mind Centering (consacrée à l’exploration et à l’enseignement du mouvement sur la base de principes anatomiques, physiologiques, psychologiques et de développement), estime que la première année de la vie est cruciale dans le développement sensori-moteur de l’enfant. C’est à ce moment que se constitue la relation entre le processus perceptif et le processus moteur déterminant notre manière d’agir tout au long de notre vie.


Il me semble que les pratiques somatiques comme le Feldenkrais ou le BMC ne cherchent pas à occulter ou effacer des expériences faites par l’enfant et par l’adulte. Elles visent surtout à proposer plus de choix, non seulement dans la manière de percevoir les événements, les problèmes, mais aussi dans la manière d’agir sur eux. Concrètement, dans une séance, le praticien met en place un espace d’expérimentation où il va stimuler le système nerveux qui crée ou réactive un nombre infini de schémas. C’est grâce à cette expérimentation à travers le mouvement que l’on examinera son efficacité ou son inefficacité.


Ce qui permet d’aller vers d’autres manières de faire que celles habituelles, vers d’autres usages de notre corps. Car nos habitudes, nos manières de bouger au quotidien, peuvent limiter nos schèmes sensori-moteurs. C’est ainsi que nous cherchons à prendre d’abord conscience de nos habitudes et puis à explorer d’autres gestes (qui sommeillent en nous) avec l’intention de le faire facilement et efficacement. Et on rejoint là, la créativité, car cette expérimentation va mettre en lumière de nouveaux usages de notre corps. S’inspirer du développement de l’enfant lorsqu’il se connecte avec son corps et l’environnement donne ainsi de nouvelles ouvertures, de nouvelles directions, de nouvelles pistes pour l’adulte.


A la différence d’autres pratiques comme la gym d’entretien, qui part d’un modèle à suivre afin de sculpter un corps, ou d’autres pratiques médicales comme la kinésithérapie, qui soulage le corps plutôt qu’apprendre à se mouvoir autrement, les pratiques somatiques sont plus dans l’apprentissage du corps à partir de soi-même.


L’enfant, qui ne connaît pas son corps, expérimente toujours des gestes et des mouvements, fait des choses bizarres, en prenant des risques parfois. Mais pour des adultes, comment se passe le test des limites, comment on se régule ?


D’abord, on est dans le respect de soi-même, on fait des mouvements doux, faciles à exécuter afin d’être à l’écoute des informations que captent nos sens internes. La douleur par exemple, qui est un des sens internes, nous indique quelle est la limite.


Une seconde approche est celle de la qualité du mouvement et de sa maîtrise. Quand on n’arrive pas à exécuter un geste, il ne faut pas chercher à forcer, mais à faire plus petit, plus modeste. Car si on va vers la limite, on est limitant. Si on va avant la limite de ce que l’on peut faire, avant l’effort musculaire, on peut trouver, sentir de nouvelles connexions entre le système nerveux et le cerveau. C’est en effet dans les petits mouvements et dans la douceur que l’on trouve des solutions. Le corps devient plus souple, mais encore mieux notre cerveau devient plus souple. On n’a pas besoin d’être dans la performance, la rapidité ou la force pour sentir, faire et penser son corps. C’est un processus d’apprentissage de toute une vie.


Les troubles musculosquelettiques coûtent cher (baisse de la productivité, arrêts de travail...) aussi bien à la société qu’aux entreprises, et sont incompatibles avec la démarche de QVT, de marque employeur ou encore la démarche RSE.


La prévention se révèle être un bien meilleur investissement que de ne pas traiter les problèmes liés aux RPS. Mais cela passe nécessairement par l’autonomie des collaborateurs pour créer les bons réflexes et donc de la formation. Sinon, on ne fait que traiter les symptômes sans s’attaquer aux causes. Les bénéfices en prévention santé de ces pratiques sont divers : réduction des troubles musculosquelettiques, baisse de la pression artérielle et du niveau de stress, renforcement des défenses immunitaires...


Désormais en gestion des Ressources humaines, en recrutement et dans les plans de formation, nous utilisons l’expression de soft skills pour désigner tous les savoir-être et les compétences personnelles qui se révèlent précieux dans un contexte de transformation permanente et de complexité grandissante. Progressivement, on voit passer les pratiques somatiques du rang d’animation d’équipes au statut de soft skills renforçant des aptitudes clés :

  • développer la capacité d’écoute ; 


  • ouvrir les sens ; 


  • améliorer la concentration ; 


  • augmenter le niveau de conscience ; 


  • développer l’intuition, la confiance en soi ; 


  • créativité (plus inspiré) ; 


  • collaboratif (moins irrité et plus à l’écoute de son environnement).

Ce sont donc des compétences à développer et c’est pour cela que l’on parle à présent d’intelligence somatique. Ça dépend de la manière de communiquer dessus et de l’enseigner, ça change tout, sinon on peut facilement passer à côté de l’intérêt de ces pratiques et juste se dépenser, passer du temps, animer, donc générer des coûts sans réel retour sur investissement.


LES PRATIQUES SOMATIQUES, C’EST LE RAPPORT AU VIVANT


Les technologies ne se limitent pas aux technologies de l’information. Elles ont apporté des changements depuis la révolution industrielle. Elles apportent des changements avec la temporalité, avec le temps.


En quoi ces pratiques vont-elles m’aider à m’adapter à mon environnement qui change tout le temps ?


L’idée n’est pas de fuir notre monde, ni de dénigrer la technologie, que nous utilisons quotidiennement. L’enjeu est d’avoir la capacité à s’y adapter et de ne pas subir la technologie. Jusqu’à quel point pouvons- nous aller pour rester en accord avec notre corps et notre environnement ? Il y a tout un travail sur le respect du corps. Si la charge de travail est trop lourde pendant des années, à un moment, le corps va le payer. Ce manque d’écoute du corps fait qu’on n’arrive pas à trouver une harmonie globale.


Baptiste Morizot parle dans son livre Manières d’être vivant d’une crise de sensibilité, c’est-à-dire d’un appauvrissement de nos manières de sentir, percevoir, comprendre et de nous relier au vivant. Pas seulement vis-à-vis de notre environnement et les autres êtres vivants sur terre mais également vis-à-vis de nos corps, de nous-mêmes. A mon sens les pratiques somatiques, en travaillant sur la prise de conscience de nos habitudes, de nos gestes, nous aident à faire les premiers pas vers un équilibre plus globale, plus systémique.


Prenons le cas du sport, le sportif doit forcer son corps, fournir un effort pour progresser. Il faut connaître ses limites pour que le corps ne craque pas. Mais l’effort et la douleur sont nécessaires pour la progression.


Je ne pense pas qu’il faille souffrir ou être dans la douleur pour progresser. En revanche, la douleur est une information physique, précieuse qui peut se manifester en fonction de l’usage que nous faisons de notre corps. Elle nous guide, en nous indiquant jusqu’où on peut aller. L’information que nous donne la douleur nous prévient lorsque l’on atteint une limite en effectuant certains gestes ou mouvements. Si nous sommes attentifs à cette information, elle pose également les questions suivantes : quels usages du corps ou quelles postures corporelles génèrent cette douleur ? Comment puis-je créer un mouvement agréable, efficace, facile et sans douleur ?


C’est à partir de ces différentes données que l’on recueille grâce aux sens internes, que le cerveau va comparer, analyser et questionner. Finalement en fonction de nos motivations, on pourra apprendre à bouger autrement, à être efficace, ce qui nous permet de progresser. Les pratiques somatiques nous enseignent cela.


Pour avoir des idées, pour innover, il faut trouver des déséquilibres, sortir des règles, transgresser, sortir de la régulation. C’est le cas quand on improvise en jazz. Comment puis-je sortir de ma nature, sortir de cette régulation ?


On peut faire le parallèle avec la pensée systémique, particulièrement celle de Peter Senge (2), et les pratiques somatiques, car elles proposent une vision holistique du corps. Actuellement, ce type de pensée systémique se répand dans les entreprises. Les organisations sont de moins en moins verticales ou pyramidales, isolées de leur environnement et des parties prenantes extérieures. Elles se perçoivent plutôt comme un organisme vivant avec la complexité des interactions, des boucles et des rétroactions. Enseigner les pratiques somatiques permet aux collaborateurs de comprendre les systèmes biologiques qui sont à l’image de l’organisation des entreprises telle qu’elle commence à se dessiner.


Plutôt que de "sortir de ma nature", il s’agit d’apprendre à être à l’écoute, à être conscient des différentes manifestations de sa nature afin de mieux improviser et de s’adapter en gardant une vision globale de la complexité des interactions.


Le corps fonctionne bien pendant plusieurs années, il s’autorégule, sauf maladie grave et accident. Donc, pourquoi ajouter des pratiques pour faire des autorégulations que le corps est capable de faire de lui- même ?


Si on regarde les courbes et les statistiques, l’espérance de vie atteint un palier, voire régresse. Par ailleurs, nos modes de vie sédentaire et ultra-numérique, ne nous aident pas à entretenir cette régulation. On est à un point de bascule, et plus que jamais, on a besoin d’avoir cette compétence-là. Nous nous sommes trop coupés du fonctionnement biologique de la Nature à laquelle nous appartenons.


Quel est le lien entre notre bien-être, notre autorégulation, et la survie du monde, de notre environnement ? Il y a là un saut philosophique dont l’articulation est difficile à faire.


L’articulation est difficile à faire car, dans notre monde moderne, le fossé entre les humains et les autres êtres vivants est toujours abyssal. Justement l’anthropologie d’aujourd’hui essaie d’échapper à certains dualismes majeurs : nature/société, nature/culture, individu/collectivité, corps/esprit, afin de donner la voix aux non-humains, de chercher des nouvelles relations plus proches de la réalité, plus complexes et plus justes (3). Le lien entre nous et les autres a toujours existé, ce qui fait défaut ici c’est la reconnaissance de notre interdépendance, c’est-à-dire la reconnaissance que tout en agissant sur les milieux, nous dépendons d’eux et des autres vivants.


Nous sommes dans une ère où le monde est en partie une construction de l’homme. Ce n’est plus un monde autorégulé, mais le monde, notre environnement sont des artefacts. On peut se poser la question de savoir quel est le pourcentage de naturel et quel est le pourcentage de naturel aujourd’hui dans notre environnement. Le monde naturel n’existe plus.


C’est une illusion du court terme. A l’aune de l’histoire de notre planète, c’est une période extrêmement courte, et nous en payons déjà les conséquences qui ne vont cesser de s’amplifier. Pour le moment, la solution qu’on a trouvée pour ralentir le réchauffement climatique est de reconstituer des forêts avec des sols vivants et de la biodiversité. En effet, à titre d’exemple, si on redonnait une plus grande place à la nature, on pourrait augmenter considérablement l’absorption du carbone. On voit qu’on doit de nouveau prendre en considération le fonctionnement naturel des choses.


Entreprise et RSE


Mais comment diffuser ces pratiques, en faire le marketing, générer un discours pour accrocher les acteurs, pour leur dire que c’est utile, voire indispensable pour l’entreprise, que ça va nous rendre plus créatifs ou plus performants, etc. qu’en connaissant notre rythmique interne nous allons découvrir des compétences internes inconnues.


Quel est le discours pour donner envie aux gens de pratiquer ?


Si on veut vulgariser, toucher un large public, le mal de dos et les tensions musculaires, c’est ce qui parle à tout le monde.


Quand on en discute avec des personnes en bonne santé, très optimistes, ils finissent souvent par dire qu’ils ont tout de même mal au dos, que c’est chronique, qu’ils subissent des opérations de hernie discale ou autres... On est là dans la prévention.


Mais si vous êtes dans la prévention, comment vous allez motiver les collaborateurs sur la prévention de choses qu’ils n’ont pas ?


Une ou deux fois par an, on se bloque le dos, la nuque, ou simplement on ressent des douleurs, même si on est en bonne santé. Et ces pratiques permettent d’être plus à l’écoute de son corps et de prévenir ces douleurs.


Mais pourquoi ce serait à l’entreprise de jouer ce rôle-là, alors que c’est un problème personnel, quasiment médical ?


En réalité, c’est le plus souvent la posture au travail qui entraîne ces douleurs. En agissant contre les troubles musculosquelettiques, les douleurs qui naissent des postures de travail, les démarches somatiques touchent des enjeux actuels des entreprises, comme les responsabilités des employeurs, la RSE. Ces mesures relèvent d’une préoccupation sociétale, puisque l’absentéisme a un coût pour l’entreprise et pour la société via la Sécurité sociale.


On voit apparaître de nouvelles obligations réglementaires comme le RGPD pour les données personnelles ou les obligations extra-financières qui s’imposent à présent aux entreprises de plus de 250 salariés. C’est le cours de l’histoire.


Il s’agit pour les entreprises de s’emparer des questions de prévention santé, soit par conviction, soit pour anticiper ces futures contraintes réglementaires en formant les collaborateurs à ces nouvelles pratiques.

Elles sont gagnantes pour tout le monde. L’entreprise connaît moins d’absentéisme, le collaborateur est mieux dans sa peau, et la société a des coûts en moins.

Ça rentre aussi dans la marque employeur, dans l’image de l’entreprise et dans les objectifs de développement durable pour la santé et le bien-être.


Mais tout le monde n’est pas malade de son corps. Des adultes travaillant en entreprise n’ont pas tous des problèmes sur la connaissance de leur corps. Ils arrivent à vivre, à aimer, à faire du sport, et plein d’autres choses.


Est-ce que le message affirmant que vous avez besoin d’aller plus loin sur la connaissance somatique de soi- même pour être capable de... Certains répondent je me connais assez, je ne suis pas un incapable. Où est le créneau de discours pour dire aux gens : "Vous pouvez aller plus loin dans ce sens."


On ne considère pas cela comme un soin. On ne dit pas aux gens qu’ils sont malades, qu’ils doivent travailler, s’améliorer. C’est plus une rencontre, on propose une prise de conscience du mouvement, et chaque personne va faire son chemin en fonction de sa motivation et de ce qu’il souhaite améliorer chez lui.


Mais évidemment, c’est un long processus.


(1) Bonnie Bainbridge Cohen, Sentir, Ressentir et agir, Nouvelles de danse, Contredanse, Bruxelles, 2002, p. 230.

(3) Lire la préface de Philippe Descola, dans le livre de Edourdo Kohn, Comment pensent les forêts, où il parle du renouvellement de l’anthropologie.


Entrevue conduite par Jean-François David pour le magazine Transversus édité par l'association France Processus.

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